Union Académique Internationale
Piero Andrea reçoit le Prix Kwang-Soo Lim
Retour à la liste des actualitésLors de l'Assemblée Générale virtuelle de l'UAI le 17 novembre 2021, le Prix Kwang-Soo Lim a été décerné à Piero Andrea Martina (chargé de recherche au CNRS, rattaché à l’Institut de recherche et d’histoire des textes - IRHT, UPR841) pour son projet "Renaissances du Moyen Âge (France, XVe - XVIe siècles)". Le prix a pu être remis en personne au lauréat par notre Président, Klaus Herbers, lors de la réunion du Bureau de l'UAI à Paris le 25 février 2022.
Projet
La prise de conscience d’une véritable nouvelle naissance de la culture ancienne dans plusieurs domaines, telle qu’on peut l’observer dans l’Europe occidentale des XIVe - XVIe siècles, a été bien étudiée : depuis une cinquantaine d’années, les historiens ont montré comment la volonté de renouvellement culturel au sens large s’est faite à l’époque de la Renaissance par un jugement péjoratif vis-à-vis de l’époque précédente pour se rattacher sans intermédiaire à l’Antiquité, en rejetant l’« âge moyen » qui précédait. Plus récemment, mais suivant des pistes déjà tracées au début du XXe siècle, on a été plus attentif à tout ce que la première modernité a pu reprendre de la production littéraire médiévale, surtout en France. L’époque de l’essor de l’imprimé n’a pas négligé les ‘vieux romans’, constamment republiés, de même que le grand phénomène de la mise en prose a remis en circulation, dans une forme renouvelée, nombre de textes composés bien auparavant. La culture de cour (non seulement celle du duché de Bourgogne) met en place des stratégies de représentation du pouvoir qui non seulement se rattachent à l’Antiquité classique à travers un répertoire de symboles communs, mais qui utilisent aussi tout un éventail de possibilités mises en place durant l’époque médiévale. Les perspectives qu’on vient d’évoquer donnent un cadre complexe et nuancé d’un tournant historique de la culture européenne ; toutefois, peu d’intérêt a été accordé à un aspect de la mise en perspective du Moyen Âge à la Renaissance, à savoir la ‘longue vie’ des textes écrits au début de la production littéraire vulgaire, en particulier aux XVe et XVIe siècles. Alors que l’attention, à cette époque que l’on qualifie d’humaniste ou renaissante, paraît se tourner ailleurs, les textes du XIIe et de la première moitié du XIIIe siècle en langue vulgaire, en France, ne survivent pourtant pas que dans des milieux populaires. Cette survivance est due aussi la participation des élites culturelles. L’objet de ce projet de recherche est précisément l’étude de ce moment de la vie des premiers textes français du Moyen Âge après le Moyen Âge.
Copier
Parmi les textes écrits en langues vulgaires de France (français et occitan) entre XIIe et XIIIe siècle figurent les chefs-d’oeuvre de la littérature « française » : une bonne partie des chansons de geste, des romans en vers et en prose, de la lyrique, les premiers textes hagiographiques et historiographiques, les premières traductions d’oeuvres latines, pour un total d’environ 400 textes transmis dans quelque 800 manuscrits. Conservés souvent aussi dans des témoins anciens, ce sont ces derniers qui, surtout dans le cas des traditions manuscrites vastes, ont retenu à juste titre l’attention des philologues, soucieux d’établir un état du texte proche de l’original. Néanmoins, souvent on a continué à copier ces textes bien après la date de leur composition, à des époques qu’on ne s’attendrait pas à voir se tourner vers ce type de lectures. Ainsi, dans la première moitié du XVe siècle, une importante famille aristocratique peut encore demander la copie d’un texte tel que le Brut de Wace (BnF, fr. 12566, peut-être exécuté pour Louis de Luxembourg Saint-Pol), texte écrit en 1155 dans une langue qui était devenue difficile à comprendre à presque trois siècles de distance. L’acte de copie se veut donc véritable passage de culture, à une époque qui a vu l’abandon du vers au profit de la prose pour ce qui est de la narration historique et de fiction. Et si on connaît de mieux en mieux les pratiques des metteurs en prose qui reproposaient les textes anciens sous une forme nouvelle, le renouvellement linguistique impliqué dans la réécriture de ces copies tardives a plus rarement été étudié.
Posséder
Il n’est pas rare qu’une famille se débarrasse d’une partie de son propre patrimoine, le plus souvent par le biais d’une vente ou d’une donation, ce qui a l’avantage de laisser des traces documentaires. C’est ainsi qu’on peut étudier comment des familles de l’aristocratie anglaise ont légué à des monastères ou à d’autres institutions (colleges d’Oxford) une partie de leurs bibliothèques, notamment les livres en français, à une époque – la guerre de Cent Ans – où la France représentait l’ennemi et le français une langue qui pouvait être mise de côté. Face à celui qui jette se trouve celui qui recueille, avec plus ou moins d’intérêt. Si les inventaires anciens de bibliothèques sont souvent exploités et de plus en plus disponibles, la reconstitution d’une collection libraire sur la base des notes de possessions sur les objets eux-mêmes est plus difficile, souvent aussi parce qu’on cherche ce qu’on veut trouver. Ainsi, on a pu reconstituer la liste des auteurs classiques possédés par Jean Budé et son fils, Guillaume ; mais on a prêté peu d’attention au fait que dans leur collection figurait aussi un Roman de la Rose. Évidemment, tout ce que nous avons du Moyen Âge, nous l’avons parce les époques successives ne l’ont pas détruit : la conservation même est un acte d’intérêt sous-jacent à l’inertie. Les notes de possessions qui se trouvent dans les manuscrits de textes anciens sont parmi les données les plus négligées, ce qui en fait un champ d’étude à défricher, par l’examen de première main des livres. À travers ces bribes documentaires, le chercheur renoue des liens culturels importants, souvent inconnus par ailleurs, qui ouvrent des fenêtres sur la circulation des textes dans des lieux ou des milieux inconnus (voir par exemple l’extrait du roman d’amour Athis et Prophilias copié à la fin du manuscrit latin Paris, BnF, lat. 16433, contenant un texte théologique, possédé depuis la fin du XIIIe siècle par le Collège de Sorbonne).
Lire et écrire
Posséder n’est pas lire ; mais on a lu aussi. Les manuscrits des textes médiévaux sont parfois soulignés, plus rarement glosés dans les marges. Dans ce cas, on est face aux traces d’une lecture active, dont le chercheur peut s’efforcer de reconstruire ce qui l’a motivée. Ce travail de reconstruction fait apparaître une évolution des pratiques de lecture mais aussi une évolution des attentes du lecteur à l’égard des textes qu’il appréhende de plus en plus dans leur qualité documentaire : au XVIe siècle, on interroge les oeuvres comme témoins d’un passé qui commence à susciter un intérêt en tant que tel – souvent dans les mêmes milieux intéressés par la découverte de nouveaux manuscrits de textes classiques. Des mots sont soulignés pour signaler qu’il s’agit d’un vocable ancien, pour donner une perspective historique à une langue qu’on est en train de « défendre et d’illustrer ». On peut ainsi voir Henri Estienne citer comme exemples lexicaux dans ses ouvrages les mots qu’il avait soulignés dans ses manuscrits, ce qui permet non seulement de reconstruire une partie méconnue de sa bibliothèque, mais aussi surprendre l’écrivain au travail. Au cours du XVIe siècle se développe un véritable courant d’intérêt pour le Moyen Âge en parallèle avec les études sur l’Antiquité (voir un cas, isolé mais significatif, de glose marginale en grec ancien apposée à un roman, dans le ms. Paris, BnF, nouv. acq. fr. 7516). Ce siècle s’ouvre symboliquement avec Pierre Sala, qui réécrit les aventures d’Yvain, Tristan et Lancelot, et se termine avec Claude Fauchet, premier historien de la littérature, possesseur et annotateur de manuscrits en ancien français, entre autres. Son oeuvre marque le changement de perspective, inaugurant un intérêt tout antiquaire pour les origines de la production vernaculaire française.
Méthodologie de travail et résultats attendus
Notre recherche se place à la croisée de plusieurs disciplines : l’histoire littéraire, l’histoire de l’écriture et du livre, l’histoire culturelle – et touchera aussi l’histoire de l’iconographie, l’histoire des langues romanes et l’histoire de la représentation du pouvoir. Il sera donc indispensable de combiner plusieurs approches pour affronter le sujet que nous nous sommes proposé d’étudier. Ainsi, la recherche de première main sur les manuscrits, qui sera le cœur de notre projet, tirera profit des outils intellectuels classiques des disciplines philologiques : paléographie, codicologie, héraldique. Quant à l’analyse des données collectées, notre propos est de conjuguer les études de cas avec une approche globale, dans lesquels les cas singuliers pourront être mis en perspective. L’histoire des copies du point de vue de leurs lecteurs remet le texte au centre de la question des milieux sociaux dans lesquels il a été copié, lu, possédé et utilisé.
Cette activité de recherche se déroulera au sein de l’institution dont nous faisons partie, l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, mais possède une ouverture et une vocation européennes. Ainsi, il sera indispensable de prévoir des séjours de recherche et de véritables ‘campagnes de fouille’ dans les principales bibliothèques européennes – mais non seulement –, qui conservent l’essentiel des collections libraires ecclésiastiques et aristocratiques (hors de France, surtout Bruxelles, Londres, Oxford et Cambridge), mais aussi humanistes, surtout en terre de Réforme (Genève, Berne, Bâle). Tout en étant inscrit dans l’activité de recherche à l’IRHT, ce projet sera réalisé en partenariat stratégique avec le Center for Renaissance Studies de l’Université de Zurich, dirigé par deux spécialistes de littérature du Moyen Âge et du Moyen Âge tardif en langues vulgaires (Johannes Bartuschat et Richard Trachsler). Grâce à des échanges constants sur toute la durée du projet, celui-ci pourra ainsi être déposé en tant que thèse d’habilitation à la Faculté de Philosophie de l’Université de Zurich.